7

 

Gosseyn suivit l’empereur-enfant dans une grande pièce décorée avec goût. Mais il remarqua qu’ici comme dans son appartement du palomar, l’ameublement, quoique plus élégant, était néanmoins adapté aux exigences du vol spatial.

Canapés, fauteuils et tables étaient encastrés dans le sol ; tout était solidement fixé. Et, au travers du tapis, il sentit un plancher métallique qui ne cédait pas sous les pieds.

Il fut surpris de voir que le petit garçon était seul. Pas de serviteur visible, aucun signe de la présence de sa mère, et pas de garde. Plusieurs portes closes, mais aucun bruit en provenance des pièces sur lesquelles elles donnaient.

… Rien que lui et le jeune empereur qui se dirigea vers ce qui semblait être un mur décoré. Il découvrit sans étonnement que cette décoration n’était autre que l’écran du jeu de scroub.

« Qu’est-ce que je fais ici ? » se demanda-t-il piteusement.

Bien sûr, il connaissait la réponse. Il avait évité une confrontation avec un enfant dément en introduisant, entre eux, un élément ludique. Et ce même petit garçon était maintenant impatient de lui présenter cette surface brillante dont une partie changeait lorsqu’on appuyait sur un petit ornement. Il y avait là la plupart des couleurs qu’il connaissait. Pour gagner, il fallait être le premier à étendre la même couleur sur toute la surface, soit de bas en haut, soit de gauche à droite.

Comme le lui expliqua le jeune empereur, on pouvait lire des indications dans la séquence chromatique qui s’allumait lorsqu’un motif changeait de couleur. Si l’on était malin, on pouvait utiliser ces fils conducteurs et deviner quelle serait la couleur gagnante et dans quelle direction elle s’étalerait.

Gosseyn était malin et après avoir, à la grande joie de son jeune adversaire, perdu trois parties, il vit comment gagner la quatrième. Après avoir hésité un moment, il décida de ne pas tricher en faveur de l’enfant.

La réaction du petit garçon fut inattendue : il virevolta sur lui-même, traversa la pièce en courant, en se faufilant entre les tables et les chaises, et se mit à marteler à coups de poing une belle porte bleue en criant :

— Maman, maman, il m’a battu au scroub !

La porte s’ouvrit et une jeune femme apparut. Du moins, Gosseyn supposa que cet être blond, vêtu d’un uniforme masculin composé d’un pantalon et d’une chemise de couleur, que cet individu au visage délicat… était la mère que l’enfant venait d’appeler avec tant d’insistance.

Et lorsqu’elle parla, ce fut avec la voix musicale d’une femme.

— Monsieur, Enin m’a parlé de vous. Il n’a pas l’air de bien se rappeler votre nom.

Gosseyn le lui dit et ajouta :

— Je pense que je peux montrer à l’empereur quels sont les indices qui pourront l’amener à gagner.

Il poursuivit :

— Il en connaît déjà plusieurs, mais il y a encore d’autres signes révélateurs.

Tout en lui développant son explication, il détailla la mince silhouette et le visage aux traits réguliers et distingués de la jeune Dzan. Il se dit que la mère de l’empereur, convenablement vêtue de soie, ou même d’une simple robe, serait une femme d’une grande beauté.

Il remarqua aussi le nom qu’elle avait donné à son fils : Enin… « J’accumule vite les informations sur ce grand vaisseau, et elles me sont fournies par les personnages les plus importants. »

Il n’avait plus qu’à poursuivre son objectif : obtenir le plus de détails possible.

La femme prit de nouveau la parole :

— Assez joué pour le moment, Enin. C’est l’heure de ta leçon. Vas-y, mon chéri.

Elle se pencha et l’embrassa sur la joue droite.

— Laisse M. Gosseyn ici. J’aimerais lui parler.

— D’accord, maman.

La voix de l’enfant semblait soumise. Il se tourna vers Gosseyn et dit d’un ton presque suppliant :

— Vous n’allez pas nous causer d’ennuis, monsieur Gosseyn, hein ?

Gosseyn secoua la tête en souriant.

— Je suis votre ami et votre compagnon de jeux à partir de maintenant.

Le petit visage s’illumina.

— Oh ! chouette ! Nous allons bien nous amuser. (Il se tourna tout heureux vers sa mère et lui dit :) Tu vas être gentille avec lui, maman ?

La femme hocha la tête.

— Je vais le traiter comme je traitais ton père.

— Oh ! mince alors !

Le petit garçon frémit. Ses yeux s’agrandirent.

— Tu veux dire que… peut-être… M. Gosseyn et toi, vous allez vous enfermer dans ta chambre, et ne pas en sortir pendant au moins une heure, comme vous le faisiez, papa et toi ?

Avant de lui laisser le temps de répondre, il se tourna vers Gosseyn :

— Monsieur, si elle vous emmène dans sa chambre, vous me direz ensuite de quoi vous avez parlé ?

— Ce n’est qu’avec la permission de votre mère, répondit Gosseyn que je révélerai ce que nous aurons dit en tête-à-tête.

— Oh ! flûte !

— Cela s’appliquera aussi à nos propres discussions. Par exemple, je ne dirai à personne que je vous ai battu à une partie de scroub… à moins que vous ne m’en donniez la permission.

— Oh ! (Un silence. Puis :) Si c’est comme ça, d’accord.

La jeune femme prit son fils par la main.

— Bon, mon chéri, maintenant tu y vas.

Elle l’accompagna jusqu’à une porte brune, dans un coin, l’ouvrit et appela quelqu’un qui était là.

— Voilà votre élève. C’est l’heure de la leçon.

Gosseyn n’eut aucune peine à imaginer la réaction du professeur en l’entendant. Il ne devait pas se sentir plus à l’aise en compagnie de son élève que Breemeg ou les autres courtisans. À moins que…

Peut-être qu’ici, dans le secteur, l’enfant-empereur menait une vie de famille normale ? Sous l’autorité chérie et acceptée d’une mère ?

Quant à lui-même et à sa progression vers quelque chose de positif… il ne voyait rien venir. « On m’expédie d’une affaire sans importance à une autre. » Au fond, il en était toujours à zéro.

Il ne se sentait même plus capable d’imaginer ce qui allait se produire. Il n’était qu’un double de Gilbert Gosseyn, prématurément éveillé. Il était pourtant toujours convaincu que s’il avait été découvert par les Dzans, ce n’était pas sans raison. Mais Gosseyn Deux pouvait très bien mener seul l’enquête sur l’arrivée de cette flotte dans cette région de l’espace.

Malheureusement, maintenant qu’il était éveillé, il n’avait plus du tout envie de retourner de son plein gré dans la capsule spatiale… ce qui était probablement l’une des options envisageables.

Il se retrouvait donc dans la peau d’un Gosseyn dont personne n’avait besoin, mais qui ferait tout son possible pour rester un moment de plus dans les parages. Pourtant, il ferait peut-être mieux de laisser les affaires sérieuses aux mains de son prédécesseur.

— Qu’en penses-tu, Gosseyn Deux ? demanda-t-il mentalement.

La réponse, lorsqu’elle atteignit son esprit, semblait accompagnée d’un sourire.

— Cher alter ego, tu es au centre du plus grand événement spatio-temporel de cette galaxie ; moi, ici, je suis en dehors et, avec quelques amis importants, je l’observe à distance. Enro est le plus troublé par ce qui vient de se passer et il aimerait utiliser notre moyen de transport instantané pour pouvoir aller là-bas et parler avec ces gens. Jusqu’ici, je ne lui ai pas cédé ; mais même Crang aimerait venir te rendre visite sur ce vaisseau amiral. Maintenant que tu es en bons termes avec l’empereur et sa mère, nous pourrions peut-être prévoir un entretien.

Gosseyn Trois répondit mentalement :

— Autant que je puisse en parler, je pense que cela leur plairait de recevoir des visiteurs. Mais peut-être pas tout de suite.

— Nous ne sommes pas encore certains que ce soit une bonne idée. Nous en discuterons plus tard.

Gosseyn Trois mit fin à cette conversation mentale qui avait été fort brève. Mais la jeune femme avait eu le temps de refermer la porte de la salle de classe, de se retourner et de revenir vers lui.

Tout semblait parfaitement normal dans le temps et dans l’espace. Aussi, tandis que Gosseyn la regardait approcher, il trouva simple et naturel de lui proposer, comme en s’excusant :

— Madame, je pense qu’il faudrait que quelqu’un me ramène à l’appartement qui m’a été attribué ; j’y resterai jusqu’à ce que votre fils ait besoin de moi.

La jeune femme s’était arrêtée pendant qu’il parlait. Et maintenant elle le regardait fixement avec une curieuse expression sur le visage. Elle souriait légèrement.

— Cela va prendre un peu plus d’une heure, dit-elle. Je veux dire, la leçon.

Elle était la Plus Grande Dame de l’Empire ; et Gosseyn ne comprit pas pourquoi elle apportait cette précision quant à la durée de la leçon ; ce laps de temps n’éveillait en lui aucune association d’idées. Ce qui le frappa, une fois de plus, ce fut sa parfaite connaissance du français. Mais il n’avait pas l’intention d’en discuter avec elle. Il traiterait de cela avec les savants. Plus tard.

Considérant tout ce qu’il venait d’entendre, il en conclut que le père de l’enfant avait dû mourir jeune, à guère plus de trente ans. En années terriennes, bien entendu.

Mais, apparemment, les impératrices veuves de ce pays ne succédaient pas à leur mari.

Cette pensée fugitive poursuivit sa course rapide et imprévisible.

Et imprévisible fut ce qui suivit, lorsque la jeune femme dit avec un grand sérieux :

— Vous êtes le premier homme auquel Enin répond comme un garçon à son père. Et je me demande, maintenant que je vous ai vu, si vous ne devriez pas m’épouser et tenter de faire pour lui ce que personne d’autre n’a encore réussi à accomplir.

Une pensée imprécise flotta dans l’esprit de Gosseyn. Elle l’avait déjà hanté, mais cette fois elle eut, sur lui, un impact tout particulier : « Je suis complètement sidéré. Je me sens pris au dépourvu, comme jamais quelqu’un formé à la Sémantique générale ne devrait l’être. »

Rien ne l’avait préparé à entendre une telle proposition.

Est-ce qu’un refus, et même une hésitation à répondre, seraient considérés comme une insulte mortelle ? Un certain type d’homme aurait aussitôt accepté l’occasion offerte par cette situation. Mais un adepte de la Sémantique générale n’agissait pas ainsi.

Il dressa une première barrière.

— Votre Majesté me fait là un grand honneur, mais ce n’est peut-être pas très raisonnable. Il vaudrait mieux envisager d’abord les répercussions qu’un tel mariage pourrait avoir sur votre sort et celui de votre fils.

La jeune femme sourit. Elle ne paraissait pas avoir compris que ses avances venaient d’être repoussées. Elle répondit :

— C’est une remarque pleine de délicatesse. Mais vous ne tenez pas compte du fait qu’il y a deux ans que mon mari est mort. Donc, avant que nous commencions à discuter d’un projet à long terme, j’aimerais que vous veniez dans ma chambre qui, comme vous le savez… (et elle désigna la porte bleue d’un signe de tête)… est attenante à ce salon.

Elle poursuivit d’un air très sérieux :

— C’est la première fois depuis sa mort que je rencontre un homme qui éveille en moi le désir, et j’ai très envie de faire l’amour avec vous. Venez.

Elle s’était d’abord arrêtée à environ deux mètres cinquante de lui. Puis elle le rejoignit et posa la main sur son bras. Tandis que Gosseyn se laissait entraîner, sans opposer de résistance, en direction de la porte bleue, d’autres réflexions se succédèrent dans son esprit.

Le problème des relations entre les hommes et les femmes était rarement abordé au cours de l’acquisition des techniques de pensée Ā. Depuis des temps immémoriaux, les mâles humains de la planète Terre cherchaient à satisfaire leurs besoins sexuels. Ils pouvaient être comblés, et l’étaient, par un grand nombre de femmes. Mais, selon une certaine théorie psychologique, un individu mâle était, dans la plupart des cas, particulièrement attiré par une femelle de son âge, ou plus jeune, qui lui rappelait sa mère. On disait qu’il faisait une fixation sur la jeune femme qui éveillait en lui une réaction amoureuse. Elle devait alors accomplir un certain nombre d’actes fort peu maternels avant que le besoin soit comblé. Il y avait, bien sûr, des cas où une autre femme lui rappelait encore plus fortement sa mère. Mais, à la longue, il finissait par être satisfait.

Les corps des Gosseyn n’avaient jamais eu de mère dans cette galaxie. Sans doute, il y a environ un million d’années, avant la Grande Migration, un enfant était né selon les moyens traditionnels. Il se pouvait même que les premières relations que cet enfant avait eues avec sa mère imprégnassent encore sa mémoire subconsciente. Il serait alors difficile de faire la différence entre les sentiments qui se rattachaient à cette ancienne mère et ceux éveillés par sa prise de conscience de ce fait inéluctable : il fallait bien qu’un jour, un Gosseyn ait une liaison avec une femme.

Chose incroyable, la femme qui voulait avoir avec lui une relation de ce type venait de s’emparer de son bras. Et, tandis qu’il la suivait, il put voir une fois de plus combien les traits de son visage étaient beaux et son corps merveilleusement féminin. À ce moment, elle fit une déclaration fort intéressante :

— Vous me rappelez mon père. Aussi, je suis tout à fait sûre d’avoir trouvé non seulement l’homme qu’il faut pour Enin, mais de plus celui qui me rendra heureuse !

Quelques instants après, ils franchirent le seuil de la porte bleue ; qu’elle referma derrière eux. Gosseyn entendit s’enclencher le verrou.

La fin du Non-A
titlepage.xhtml
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html